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Le Dictateur et le Dictaphone

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Daniel Keene, traduction Séverine Magois, conception, fabrication et interprétation Alexandre Haslé, compagnie Les Lendemains de la veille, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette.

Après La Pluie, spectacle qu’il a présenté au début du mois de janvier au même endroit, au Théâtre Mouffetard (notre article du 13 janvier), Alexandre Haslé se met en scène, avec son p’tit vélo à guidon chromé dans la tête et ses marionnettes, pour la sixième création de la compagnie. Un texte, Le Dictateur et le Dictaphone, signé du même auteur australien, Daniel Keene, avec qui le metteur en scène a noué un étroit dialogue ; un travail sur la mémoire à partir de la figure d’un despote déchu, taraudé par ses fantômes ; un acteur manipulateur et son univers plasticien, avec les masques et marionnettes qui l’accompagnent.

Nous sommes dans un lieu vaguement désaffecté, type vieux garage. Une pyramide de caisses en bois côté jardin qui recèlent quelques trésors. Un canapé fatigué côté cour, aussi usé que la figure de celui qui se cale dedans, ce boxeur écrasé d’après combat, clown triste au peignoir déchiré. Au centre de la pièce, un chevalet sur lequel trône une toile, portrait ou autoportrait du protagoniste en uniforme, brassard rouge au bras gauche, sa gloire passée. Derrière, un lavabo et un miroir poussiéreux dans lequel l’homme ose se regarder encore.

Que fait l’homme ? Il s’empiffre pour fêter son anniversaire et s’enregistre dans un microphone col de cygne. Il témoigne de ses exploits et appelle ses démons, revient sur ses crimes. Le temps semble s’être arrêté. « Je n’ai jamais fait que ce qui était nécessaire. Les arrestations, les fusillades, les déportations. Qui s’y est opposé ? Personne. » Une bande son, des ritournelles nostalgiques. « Je me souviens que… » Dialogue avec ses marionnettes, sortant des caisses ou d’ailleurs, selon la taille. Un agresseur, une vieille dame, un mannequin au double visage, une petite fille, un chat, un renard. L’homme quitte son peignoir et revêt l’uniforme, copie conforme au tableau qui, à plusieurs reprises, s’écrase au sol et qu’il repose sur son chevalet, méthodiquement, y compris à l’envers.

Ce que dit le texte et le personnage sont en léger décalage. Sur le plateau l’homme est plus pitoyable que le dictateur de la fable, dans son ode à la mort. Comme dans le texte précédent, La Pluie, l’antisémitisme est sous-jacent. Une image forte et des plus significatives, est la représentation d’un charnier en quelques gestes, avec ce bouquet de petites figurines de mousse que l’homme tient dans la main et qu’il effeuille une à une, avant qu’elles ne vacillent dans une excavation commune, évocation d’une nécropole. « J’ai vu les morts, la haine sociale… » et le narrateur dont la raison s’envole, s’identifiant aux victimes : « Quel est mon nom ? Je suis le cri… »  La toile expressionniste d’Edvard Munch soudain surgit. « Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature » décrivait le peintre.

Le Dictateur et le Dictaphone prolonge d’une certaine manière La Pluie, dans une écriture abstraite qui procède par petites touches. Le texte prend ici davantage le pas sur la manipulation alors qu’Alexandre Haslé acteur marionnettiste tente de conjurer le tragique.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2019

Du 16 janvier au 1er février 2019, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com

Collaboration artistique et création son et lumière Nicolas Dalban-Moreynas – dramaturgie Thierry Delhomme. Le texte est publié aux Éditions Théâtrales. Les 25 et 26 avril 2019, programmation dans le cadre de l’Agglomération montargoise et rives du Loing

 

La Pluie

© Guillaume Guyomard

Texte Daniel Keene, mise en scène et interprétation Alexandre Haslé, Compagnie Les lendemains de la veille, au Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette.

C’est un spectacle qui mène sur les chemins de la mémoire et de l’Histoire, avec une grande subtilité, l’air de rien. Hanna, une vieille paysanne, raconte. Hanna est d’abord une actrice accueillant le public au théâtre, et qui ensuite s’évanouit dans la coulisse pour devenir marionnette. Sous ses différentes formes elle apparaît et disparaît au fil du récit auquel le narrateur-manipulateur donne vie. Il est la voix d’Hanna et convoque divers personnages, tous plus attachants les uns que les autres. Il a l’humanité de la figurine et celle du conteur, et par ses mains qu’il prête aux personnages appartient aux deux mondes, créant ainsi une intéressante discordance d’échelle.

Hanna est une collectionneuse d’instants, la gardienne d’objets qui lui sont confiés et sur lesquels elle veille avec inquiétude, attendant de les rendre, un jour. Ce jour ne viendra pas. Elle reste hantée par le visage du jeune garçon qui lui avait apporté une petite bouteille dans laquelle il collectait de la pluie, « la pluie tombée sur le toit de sa maison. » D’ailleurs, dans la modeste maison d’Hanna, la pluie passe par le toit et frappe la cuvette en émail posée là. Bruits de train, lancinants, longues files d’embarquement, destinations inconnues, objets déposés, vies confisquées. On se glisse dans la puissance d’évocation de la narration, les disparus ont le visage que leur donne le sculpteur. Rien n’est nommé frontalement et tout est là.

Le dramaturge australien Daniel Keene travaille sur l’esquisse. Dans La Pluie, les mots du quotidien portés avec évidence et simplicité par Alexandre Haslé, sont de brume. « Il fut un temps où les gens me donnaient toutes sortes de choses toutes sortes de gens toutes sortes de choses des miches de pain encore toutes chaudes à la sortie du four des biscuits moelleux saupoudrés de sucre glace des trognons de pomme et des boîtes d’allumettes grillées des fleurs jaunes et des paquets en papier kraft retenus par de la ficelle des couvertures et des tasses et des bouilloires et des souliers d’enfants et des plats ébréchés et des bocaux et des bocaux de cendres et la pluie un jour quelqu’un m’a donné la pluie » révèle Hanna.

Poésie, mélancolie, musique klezmer et de l’exil d’une grande sensibilité, le paysage musical s’inscrit comme un langage mêlé au texte et à la conception plastique des masques et figurines réalisés par Alexandre Haslé. Artiste associé au Volcan Scène nationale du Havre, le fondateur de la compagnie Les lendemains de la veille, séduit par l’auteur, avait monté une première fois La Pluie, en 2001. Ce travail artisan autant qu’artiste est aujourd’hui re-créé, c’est un rappel salutaire dans un contexte global de montée des populismes. D’une grande pudeur, les personnages aux échelles et techniques diverses apparaissent, comme par magie, sous les doigts du manipulateur-conteur, et s’intègrent tout naturellement dans le jeu.

Le plateau est habité de ces âmes mortes qui hantent les mémoires et sont rassemblées, à la fin du spectacle, en un vaste cimetière, moment saisissant où les revenants questionnent encore le monde. Le public, scolaire et non scolaire présent dans la salle, est saisi.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2018

Avec : Alexandre Haslé, Manon Choserot – Traduction : Severine Magois (Éditions Théâtrales) – Régie générale : Nicolas Dalban-Moreynas.

Du mercredi 9 au samedi 12 janvier 2019, à 20h – dimanche 13 janvier à 17h, représentations tout public – Représentation scolaire vendredi 11 janvier à 14 h 30, Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com – Prochain spectacle présenté par la compagnie Les lendemains de la veille, le Dictateur & le dictaphone, du 16 janvier au 1er février.